La subite envie d’être une influenceuse

Ma mère est éteinte et mon père vit son purgatoire. Cette pensée refusait de laisser tranquille la tête d’Ellenita. Après un semblant d’accalmie, elle rebondissait avec force. Parfois, sans demander de permission, elle s’échappait de son contenant, lui mouillant les yeux, ou faisant couler son nez. Or, l’évacuation des larmes, du rhume ou des deux à la fois n’entrainait malheureusement pas l’évacuation de la douleur.  

Ellenita avait été une fan de sa mère Sonia, femme active, débrouillarde, opiniâtre qui avait élevé sa sœur Myriam et elle avec amour et dévouement, comme cela se doit, pourrait-on penser. Mais dans son cas, ce n’était pas évident. Son père, Francis, avait donné du fil à retordre à sa chère épouse. Homme exigeant au bercail, il ne se privait pas de mots gentils et de gestes affables envers le sexe opposé quand il était en dehors de chez lui. Cet homme élégant, bien élevé, distingué et bien argenté, n’avait pas de mal à attraper les femmes avec son hameçon. Il avait essayé de garder ses escapades secrètes, mais les mordues, changeant souvent de niveau de vie pendant la relation, étaient heureuses de jouir de leur aller mieux et ne se privaient pas de le laisser voir. À quoi bon avoir un beau bijou si on ne peut le porter ? Peut-on blâmer celle qui préfère conduire une voiture neuve plutôt qu’une guimbarde peu fiable ? Sonia avait toujours fait semblant de ne rien comprendre. Elle avait choisi de mener sa vie digne et stoïque au service de sa famille. Elle ne se plaignait jamais. Elle trouvait refuge dans son insatiable quête de s’informer et de s’instruire. 

Elle avait été de compagnie agréable, partageant sans ostentation ses connaissances ô combien intéressantes. Elle émettait et défendait bec et ongles les opinions qu’elle avait mis du temps à se faire. Elle s’assurait d’une vie paisible avec Francis. Elle s’adressait toujours à lui de façon correcte, cependant, elle lui réservait ses regards tristes et perçants, plein de reproches silencieux, mais qui la trahissaient tout de même, car ils n’échappaient pas à ceux qui l’aimaient. 

La maladie d’Alzheimer avait frappé Sonia. Tout en elle était dorénavant diffus. On entendait très rarement la voix de la nouvelle Sonia. Autrefois si volubile, elle en était maintenant réduite à prononcer des monosyllabes sur un ton monocorde : un « oui » timide, un « non » sans conviction. C’était à fendre le cœur. On ne voyait plus dans ses yeux ni amour, ni intérêt pour de quelconques sujets, ni passion pour des idées, ni regard agressif vis-à-vis de son mari. Néanmoins, cette allure sereine que la maladie lui donnait la rendait plus belle que jamais. Faible consolation pour ses proches qui essayaient de se convaincre qu’ils étaient chanceux de la voir calme plutôt qu’agressive, tare que cette vilaine maladie inflige souvent à ses « hôtes ».

Ellenita visitait régulièrement sa mère. Myriam ne le faisait pas. Elle n’avait pas le courage de voir un être aimé dans cet état. 

Ellenita et Francis partageaient leurs états d’âme : – C’est pénible de vivre avec ta mère dans cet état. Elle ne me sert même plus ses regards agressifs. 

– Voilà les rôles inversés, papa. Maman t’a accepté avec tes travers pendant de nombreuses années. C’est à ton tour maintenant de l’accepter. Je ne pensais pas me sentir un jour peinée de la disparition de la tension que je sentais entre vous. Peut-être que des lueurs de lucidité lui permettent de remarquer comme tu la traites bien maintenant, de là sa sérénité. 

– Oui, cela se voit et se sent qu’elle est heureuse maintenant. C’est moi le malheureux.

Tout ceci se disait en présence de Sonia. Cela n’avait pas d’importance. Elle entendait. Mais elle ne comprenait pas. Elle ne participait plus aux conversations. Mais, elle riait !  Elle riait trop souvent. Elle riait sans raison. Elle riait en guise de réponse. 

– Maman, tu es toute belle ce matin (éclat de rire).

– Maman, j’étais en voyage la semaine dernière et c’est pour cela que tu ne m’as pas vue. (Éclat de rire).

– Sonia, je te laisse seule un moment avec ta fille (éclat de rire). 

– Maman, ce bleu te va à merveille (éclat de rire) 

– Sonia, dis donc quelque chose (éclat de rire)

– Maman, tu as faim ? (Éclat de rire) 

Ce rire n’amusait pas. Il déclenchait plutôt frustrations et questionnements. Si seulement ses réactions pouvaient être plus logiques. Pour pallier l’inconfort qu’apportait ce rire, les amis essayaient de rassurer sa famille : « elle est heureuse » « C’est pour vous que c’est dur » disaient-ils. Vraiment ? Heureuse ? Peut-on être heureux sans en avoir conscience ? 

La réalité du jour montrait que Sonia n’avait plus aucun intérêt pour ses enfants, pour son mari, pour l’actualité, pour les travaux de maison, pour les livres, pour les travaux manuels, pour les découvertes scientifiques…. Rien ne la faisait plus vibrer, pourtant elle riait bêtement à tout bout de champ. Sonia ne partageait plus son émerveillement devant le pouvoir des hommes à faire rouler les voitures, voler les avions, faire vivre des humains dans le cosmos, observer la terre grâce à des satellites, faire progresser l’intelligence artificielle…

Ellenita l’imaginait parfois s’excitant, en exprimant son désir de voir les scientifiques mener des avancées sur la compréhension du cerveau humain, le réel (pas l’artificiel), celui lié au système neurologique. Nous vivons une époque où l’homme devrait être capable d’empêcher les cerveaux de tomber dans la démence. L’espérance de vie s’accroit. La science a pour devoir de trouver le moyen de prolonger aussi la bonne santé des cerveaux. 

Quand vint l’anniversaire de sa maman, Ellenita amena de la vie dans la maison de ses parents. Elle emmena les deux enfants de Myriam avec ses deux enfants pour aller célébrer cette fête. Ils amenèrent des petits pâtés chauds, un gâteau et du Cola Couronne. Elle ne comptait pas sur Myriam ; cette sortie était trop dure pour elle. En revanche, ses enfants, sans doute plus coriaces, se faisaient un plaisir de partir avec tante Ellenita pour aller visiter leurs grands-parents.  

– Bonne fête maman ! avait-elle dit en embrassant chaleureusement sa mère à son arrivée. 

Un rire. C’est tout.

– Embrassez votre grand-mère, les enfants. Souhaitez-lui un joyeux anniversaire ! Voyez comme elle est belle.

 L’ordre fut exécuté, mais ne donna hélas pas naissance à un échange affectueux. Il provoqua… un rire. On ne s’attendait pas à plus…

Oh bonheur pourtant ! Une phrase inattendue :

– Aujourd’hui c’est ma fête.

Larmes d’émotion dans les yeux d’Ellenita. Sa maman va mieux aujourd’hui. Elle a prononcé une phrase ! « Aujourd’hui c’est ma fête ». Une phrase enfantine de quatre mots sortie des lèvres d’une femme de soixante ans fournit une belle occasion de se réjouir : « Aujourd’hui c’est ma fête ». Elle appelle Myriam au téléphone : 

– Tu aurais dû être là. Si tu vois comment maman est bien aujourd’hui !

Francis accueille et manifeste sa joie de voir ses petits-enfants. Il remercie Ellenita pour ses gâteries. Il commente l’appétit de Sonia pour ces gourmandises et s’en régale aussi, tout en constatant que tout ceci fera monter son taux de sucre. De ce fait, il augmentera ce soir sa dose de Metformin ainsi que celle de Sonia. Francis est vraiment devenu un homme admirable. 

Les petits-enfants se disputent pour gagner la place de souffleur de bougies après avoir chanté le traditionnel « Happy birthday to you », suivi de « Bon anniversaire, nos vœux les plus sincères ». Et Sonia rit. Et Sonia parle encore une fois : 

– Aujourd’hui je mange du gâteau. 

Ravissement de toute la famille. 

– Grand-mère est gourmande, disent les petits enfants surpris d’entendre la voix de leur aïeule qui communique si peu en général.

Francis se montre gentil : 

– Merci pour ce petit moment de bonheur apporté à Sonia, Ellenita. Tu es vraiment la fille idéale. Vois comme elle est contente. Aujourd’hui, des phrases se sont ajoutées à son rire. Tu vois aussi qu’elle a gardé son appétit. Tu constates comme moi son plaisir à manger pâtés et gâteau, à boire du soda !

– Peut-être n’est-ce pas le seul appétit qu’elle ait gardé, ajoute-t-il avec un clin d’œil malicieux à Sonia. 

Coup d’œil furtif aux enfants maintenant perdus dans leurs tablettes. Francis se sent libre de continuer son discours. 

– Tu connais les fous rires que provoquent toujours la prière que je fais chaque année à haute voix pour mon anniversaire : « Seigneur, je te le demande avec ferveur, que rien en moi ne meurt avant que je ne meure ». 

Ellenita s’esclaffe, ce qui fait rire Sonia encore une fois. Eh oui, Ellenita la connait bien cette prière répétée chaque année par son père. Elle a le pouvoir de toujours amuser la galerie qui la connait déjà et en quelque sorte l’attend.

Francis prend maintenant un ton sérieux : 

– Regarde ta maman, Ellenita. Pour rester attaché à elle, il faut aujourd’hui s’accrocher aux souvenirs que l’on a d’elle. Son esprit n’est plus dans ce corps qui est resté bien beau. Puis-je l’aider en satisfaisant les autres appétits qu’elle a encore ? Les friandises du jour lui ont délié la langue… Un petit plaisir physique la ravivera peut-être. Vive la science qui permet à ma prière annuelle de pouvoir être exaucée ! Une petite pilule bleue peut faire revivre ce qui s’éteint. Mon médecin m’a proposé une prescription à ma dernière visite chez lui. J’hésitais. Mais tout compte fait, cela ne peut faire que du bien… Ceci me permettra de vivre ma vie d’homme et ta maman, qui nous a prouvé aujourd’hui qu’elle avait encore quelques sens aiguisés, s’en réjouira. 

Ellenita se sentait troublée, éprouvant un tourbillon enchevêtré de sentiments de toutes sortes : gêne, surprise, éblouissement, fâcherie, ivresse…

La prière annuelle de son père était donc celle que faisaient aussi les scientifiques ?  

Tout cela était en dépit du bon sens ! La science ne pouvait toujours rien pour aider Sonia frappée de la maladie d’Alzheimer, mais elle pouvait aider son père à redevenir un macho… Les chercheurs avaient ainsi consacré assez de temps aux recherches pour permettre aux hommes de vivre leur vie d’homme ! De nos jours, la science était capable de façonner les corps humains : peaux bien étirées à tout âge, greffe de cheveux pour éliminer les calvities, seins de femmes fermes et bien gonflés, yeux agrandis pour une allure plus jeune, pilule permettant aux hommes de ne rien laisser mourir avant qu’ils ne meurent… Mais, la science n’avait pas donné la priorité à l’existence d’un cerveau fonctionnel sous toutes ces parures ?  C’était injuste, fat et vaniteux que la science laisse la personne mourir avant que son corps ne meure. 

C’était aujourd’hui la dernière fois qu’Ellenita riait de cette prière prononcée par son père. Elle voulait des gens à l’esprit vivant, peu importait que leur corps faiblisse. À présent, Ellenita, furieuse, est en proie à une pulsion incontrôlable : elle va devenir une influenceuse ! « Rattrapez-vous, gente scientifique ! Rattrapez-vous ! Que vos avancées scientifiques aillent dans le bon sens ! » Voilà ce que sera sa devise. Elle s’assurera de faire passer son message avec les milliers de suiveurs qu’elle se fera sur les réseaux sociaux.