Une histoire de trottoirs

La mairie de Pétion-Ville avait décidé que les trottoirs de la commune devaient être agrandis. Ils devaient tous avoir deux mètres de large. Noble initiative. Sur les clôtures dont les trottoirs ne répondaient pas aux nouvelles normes, on inscrivait à la peinture rouge : « À démolir MPV ».

Élisabeth savait que MPV était le sigle de Mairie de Pétion-Ville. Cependant, elle avait une interprétation farfelue de cette inscription. Quand elle la voyait, elle ne pouvait s’empêcher de penser que le propriétaire avait crié « Mwen pa vle »[i] quand il avait reçu  l’injonction de reculer son mur et que, de ce fait, il avait été puni avec son mur affublé d’un horrible graffiti pour faire connaître à la ville son insoumission : MPV = Mwen pa vle.

Élisabeth savait que son trottoir ne mesurait qu’un mètre quatre-vingts. Elle n’irait cependant pas au-devant des desiderata de l’État. Comme les autres habitants de la ville, elle ne voulait pas déplacer son mur et, pour sa part, elle attendrait qu’il soit sali par les autorités pour obtempérer. Elle avait autre chose à faire de son argent que de reconstruire un mur qui était en parfait état, sachant, de surcroît, qu’un trottoir plus large ne servirait qu’à abriter plus confortablement des marchands du secteur informel qui, sans qu’elle arrive à se l’expliquer, ne s’étaient encore jamais installés sur le sien. Elle savait pourtant que l’envahissement était incontournable et elle se surprenait à prier que ce soit un marchand de fleurs et non pas un marchand de pèpè[ii] qui s’y établisse, le jour fatidique où quelqu’un réaliserait que cet espace était encore libre. De grands seaux de fleurs seraient plus beaux que des vêtements accrochés au mur à l’aide de cintres déformés par leur multiple usage. Sans oublier que l’installation des pèpè entraînait souvent des essayages par des clients pas toujours prudes, et cela, Élisabeth ne le supporterait pas ! Par contre, il pouvait s’avérer commode de pouvoir s’acheter des fleurs, juste devant chez soi. Elle se doutait que les fleurs amèneraient l’odeur désagréable de l’eau changée trop peu souvent… Mais entre deux maux, il fallait choisir le moindre… Elle préférait définitivement les fleurs aux pèpè.

Et le jour arriva où Élisabeth dut déplacer son mur et où, bien sûr, des marchands s’installèrent sur son trottoir. Mais là, elle eut de la veine ! Ni pèpè ni fleurs : des plantes ! Elle qui avait la passion des beaux jardins, qui soignait et « manucurait » le sien, pouvait maintenant jouir d’un autre jardin et d’une source d’approvisionnement en plantes à portée de la main. Un jour, après la finition des travaux, son regard fut attiré, en sortant de chez elle en voiture, par une multitude de splendides oiseaux du paradis en fleurs. Le comble était de constater que les plantes côté trottoir étaient plus belles que celles côté jardin abîmées par le chantier. Elle arrêta donc sa voiture et en descendit pour acheter des plantes de Jean, ce nouveau « locataire non payant » avec qui il valait mieux faire bon ménage.

Un marché fut vite conclu. Élisabeth demanda de lui porter sa nouvelle acquisition de l’autre côté de la clôture où la somme due serait versée à l’abri d’yeux indiscrets. Jean ne manqua pas d’inspecter en connaisseur le jardin d’Élisabeth. Il lui fit des suggestions pour l’embellir et lui proposa de mettre les plantes en terre tout de suite. La consultation fut plus longue que prévue mais, après un moment, Élisabeth et Jean retournèrent sur le trottoir, tous deux satisfaits. Élisabeth était loin de s’attendre à la forte émotion qui l’attendait : sa voiture n’était plus là. Paniquée, à la pensée qu’on la lui avait volée, elle poussa un cri.

Elle fut vite informée par les marchands du voisinage que sa voiture avait été remorquée parce qu’elle avait laissé les quatre roues sur la chaussée. Elle avait oublié que les trottoirs étant maintenant plus larges, il était devenu obligatoire de se garer avec deux roues sur le trottoir et deux roues sur la chaussée.

Elle refusa, agacée, l’offre farfelue de Jean de l’amener à moto au Service de la circulation ; elle regarda, effarée, le trafic qui n’avançait plus du tout dans sa ville qui bouge[iii]. Elle était énervée d’avoir à saluer tant de gens qui, insensibles à sa mine renfrognée, ne lui demandaient pas si elle avait besoin d’aide. Elle réfléchissait : il lui fallait quatre mille gourdes en espèces pour payer les frais de remorquage en sus de l’argent pour la contravention et elle venait de vider son portefeuille pour payer les plantes. Le bruit incessant des klaxons la faisait enrager. Elle avait envie d’étrangler tous les chauffeurs de Pétion-Ville qui semblaient s’être mis d’accord pour appuyer simultanément sur leurs avertisseurs sonores.

Son téléphone se mettait de la partie ! Il sonnait sans arrêt, augmentant le chaos ! Les conversations téléphoniques étaient bien la dernière chose dont elle avait envie ! Heureusement, elle avait quand même répondu. Les nouvelles allant vite, les appels arrivaient les uns après les autres, l’informant que sa voiture créait un embouteillage monstre à Pétion-Ville. À quelques mètres de chez elle, un gros camion remorque était en panne avec sa voiture exhibée comme un trophée.

Les gens qui l’appelaient riaient de la situation ! – c’est bien que le cellulaire les qualifie de contacts et non d’amis. Amusés, ils lui avaient dit que sa voiture était la cause de ce vacarme ! Non, elle ne pouvait accepter de porter cette responsabilité ! C’était plutôt la faute à un État qui se veut coercitif et qui devient ridicule en ne se donnant pas les moyens de mettre à exécution ses propres sanctions.

D’un pas décidé, elle alla à pied voir ce qui se passait. Sans rien dire, son nouveau fournisseur, Jean, la suivit. Les vendeurs du voisinage aussi. L’embouteillage dans les rues ne faisait pas marcher leur commerce ; autant se déplacer… Les chauffeurs bloqués se laissaient distraire par le spectacle insolite d’Élisabeth ouvrant la marche, suivie de cinq hommes…

Elle n’avait pas marché longtemps pour constater de visu que sa voiture était en effet hissée à l’arrière du camion remorque en panne à une intersection, bloquant ainsi le trafic dans plusieurs sens. Elle s’approcha et vit le capot du camion soulevé avec deux hommes penchés, le visage enfoui très près du moteur, essayant de le faire redémarrer. Un policier, visiblement impuissant, se tenait debout et, dans la mesure où il était en position de faiblesse, il se faisait invectiver par des automobilistes qui baissaient leur vitre et sortaient leur tête pour l’invectiver :

– Vous ne devriez pas vérifier l’état de votre camion avant d’aller emmerder les gens et de ramasser leurs voitures ?

– Combien de temps resterons-nous bloqués là, à cause de l’incurie de votre service ?

Élisabeth s’approcha, pas moins furieuse, pour faire savoir au policier, en lui montrant du doigt sa voiture, qu’elle tenait à la récupérer.

« Dan pouri gen fòs sou bannann mi »[iv], c’est une réalité de la vie. Élisabeth et son cortège ne paraissaient pas menaçants, et le policier fut bien content de pouvoir enfin se défouler :

– Eh bien, madame, ramassez donc vite votre saloperie ! C’est vous qui créez du désordre dans la ville. Si votre voiture n’avait pas été mal garée, il n’y aurait pas eu ce chaos ! Messieurs, cria-t-il, en s’adressant aux deux mécaniciens improvisés, voici la propriétaire de la voiture. Venez la remettre à cette fautrice de troubles. Cela fera un souci de moins à gérer…

Élisabeth eut soudain l’impression d’exploser. Voilà qu’on la traitait de « fautrice de troubles » ! De quoi était-elle donc coupable ? Peut-être, de n’avoir pas payé l’entretien de ce camion remorque pour qu’il ne tombât pas en panne ?

Comme elle se sentit humiliée quand on fit descendre sa voiture au sol et que le policier ajouta avec le ton condescendant de celui qui lui faisait la charité

– Partez, madame, avec votre fatras ! Et puis, je vous fais grâce : vous n’avez rien à payer.

Et il gueula plus impatient

– Madame, partez donc ! Vous ne voyez pas que vous perdez du temps ! Glissez-vous là sur le trottoir entre le camion et ce mur, et vous passerez. Votre voiture est assez petite pour cela. J’espère que d’autres pourront vous suivre. Cela permettra peut-être de dégager un peu la rue en attendant que le camion puisse bouger.

Oui, le coin était libre et, en faisant très attention, elle pouvait conduire  sa voiture sur le trottoir. D’autres pourraient sans doute la suivre en attendant le départ de ce gros camion. Il s’agissait d’un trottoir de deux mètres propre et encore vide. Il devait y avoir un secret ! Pour ce trottoir modèle, elle eut, pendant une seconde, un accès de jalousie. Mais il se dissipa quand elle se souvint que c’était bien connu : à ce coin de rue, le soir, il y avait plein de dames qui faisaient le trottoir…

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[i] Mwen pa vle : Je ne veux pas.

[ii] Pèpè : linge usagé.

[iii] « J’aime Pétion-Ville. Ma ville bouge » : Slogan de la ville de Pétion-Ville, Haïti, depuis l’année 2010.

[iv] Dan pouri gen fòs sou bannann mi : proverbe créole qui, traduit textuellement, signifierait : Les dents pourries ont de la force sur les bananes mûres. Autrement dit : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ».