Les push-ups

 

Élisabeth aimait bien le titre de « reporter sans frontières » que lui avaient donné ses enfants. Elle se faisait un plaisir et un devoir d’assister à tous les événements familiaux : voyages, baptêmes, premières communions, mariages, anniversaires, fiançailles… Elle photographiait les petits faits dignes d’attention, les consignait dans son carnet dont elle ne se séparait pas et, une fois rentrée au bercail, se mettait consciencieusement au travail. Elle écrivait sa chronique, transférait ses photos sur son ordinateur. Les facilités extraordinaires mises à sa disposition par les temps modernes lui permettaient de partager bien vite ces souvenirs avec tous les membres de la famille, présents ou absents à l’événement.

Élisabeth aimait écrire et relisait ses chroniques familiales aux heures perdues, les utilisant comme aide-mémoire. « Les paroles s’envolent, les écrits restent ». Elle souhaitait que ses comptes rendus se transmettent aux futures générations de la famille, leur permettant de camper les personnalités qu’elles n’avaient pas connues. L’écriture lui conférait un certain pouvoir.

Élisabeth souffrait cependant de l’absence de commentaires écrits de ses lecteurs, et leurs commentaires de vive voix l’étonnaient toujours. Celui qui revenait le plus souvent :
– Élisabeth, tu devrais écrire.
Quelle surprise chaque fois qu’on le lui disait après qu’elle eut diffusé une de ses chroniques !…
N’est-ce pas ce que je viens de faire ? pensait-elle.
Ses chroniques étaient du travail consciencieux. Elle ne perdait pas de temps pour les rédiger. Il était important qu’elles soient d’actualité. Elle consultait son petit cahier et sa mémoire avant que celle-ci n’efface certains faits. Elle faisait très attention à ne pas oublier un détail charmant, un petit fait touchant, un incident amusant ou le moment mémorable. Elle tâchait de placer tous les acteurs de la réunion en situation et faisait en sorte que nul ne soit oublié.

Et toujours, elle devait se résigner aux commentaires qui répondaient si peu à son attente :
– J’ai lu.
– J’ai reçu.
– J’ai sauvegardé, mais pas encore lu, c’est tellement long !
– Tu devrais écrire.

Elle n’était pas plus heureuse des commentaires reçus pour ses reportages photographiques commentés qui lui prenaient aussi beaucoup de temps. Elle transférait ses photos de sa caméra à son ordinateur, puis de l’ordinateur à Kodakgallery.com et s’appliquait à mettre une légende au bas de chaque photo.
– J’ai vu.
– J’ai reçu.
– J’attends d’avoir du temps pour regarder ton album qui a sûrement beaucoup de photos.
– Tu aimes vraiment Kodakgallery.com, tu es la seule à utiliser ce site.
– Tu devrais être un reporter.
Décevants, vraiment décevants, ces commentaires !

Mais, Élisabeth ne se laissait pas abattre et continuait à travailler.

Par exemple, le mariage « destination » de sa nièce en République Dominicaine où tout le monde était réuni dans un hôtel de plage était un rêve. Plus de cent parents et amis étaient ensemble pendant trois jours ! Deux familles qui se connaissaient, s’aimaient et se soudaient par le mariage de ces jeunes. Heureuse décision qu’ils avaient prise de se marier et de permettre à ces deux familles déjà liées par l’amitié de pouvoir maintenant être des alliées. Les invités étaient venus d’un peu partout : Haïti, États-Unis, Canada, Aruba, Guatemala, Allemagne… Bien que ceux qui ont répondu à l’appel fussent nombreux, il y avait quand même des absents. Les retrouvailles étaient belles, la réunion chaleureuse, et le bonheur des mariés évident. Le territoire neutre choisi pour la fête rendait l’ambiance encore plus détendue… Les parents des mariés ayant lancé l’invitation avaient été exonérés des soucis des hôtes qui reçoivent chez eux. Ils avaient le grand luxe de pouvoir répondre aux requêtes de leurs invités :
– Demandez à l’hôtel.
– Demandez à la réception de l’hôtel.
– Voyez le manager de l’hôtel.

Beaucoup de matière de qualité pour cette chronique d’Élisabeth ! Et cet e-mail partait trois jours après le mariage

To : Danièle, Dominique, Viviane, Yasmine, Norah, Florence, Raymonde, Ginette, Rosemarie, Odile, Carmelle, Alexandra, Véronique, Sébastien, Michel, Darly, Rafaelle, Anaïs, Isabelle, Marie, François, Pascale, Nicole, Josiane, Diana, Amélie, Nathalie, Gérard, présents, absents
From : Élisabeth
Re : Le mariage de Danièle
June 26, 2012. 1:02 am

Oui, Élisabeth, soucieuse comme toujours de ne pas produire une chronique démodée, s’était bien vite mise au travail. Elle acheminait six pages dactylographiées à ses lecteurs, essayant de partager émotions, amour, humour, faits, avec ceux qui étaient là et ceux qui n’avaient pas pu être là. Il était bien une heure du matin quand son travail était prêt, quand elle avait révisé pour la vingtième fois son ouvrage et estimé qu’elle pouvait presser sur le bouton Send.

Élisabeth s’endormait profondément après avoir envoyé son texte, du repos mérité après un dur labeur.

Satisfaction suprême du lendemain matin : un appel de la mariée !
– Merci beaucoup, Élisabeth. J’adore ton récit. Je le relirai de temps en temps. Grâce à toi, personne n’oubliera mon mariage. Je suis contente. Merci ! Merci ! Texte à conserver à jamais. Cet appel valait de l’or pour Élisabeth. Une appréciation
enthousiaste et positive du personnage principal, la mariée, cela fait chaud au cœur. Elle est contente et elle sent que, finalement, sa chronique suscitera enfin des commentaires positifs des récipiendaires.

Pendant la journée, elle consulte plus souvent que d’habitude sa boîte aux lettres. Elle a vraiment envie d’un suivi à sa chronique. Mais toute la journée, jamais plus que cela dans son Inbox :
– Last Call by NM. 30 % Off. Sale Ends Tomorrow. 10:02 am
– One Step Ahead. Last day to Save. 11:03 am
– Bath and Body Works. Free Shipping – Today Only. 12:20 pm
– The Limited. It’s all about GOLD. 12:28 pm
– Miami Herald Dealsaver Don’t miss these deals on dealsavers. 3:00 pm
Rien de plus sérieux. Un jour, deux jours après… Rien…

Élisabeth remet en question ses activités littéraires. Elle pensait faire plaisir avec ses chroniques, mais peut être qu’elle ennuie…

Trois jours après, il y a du nouveau dans sa boîte aux lettres électronique :
– Odile Re : le mariage de Danièle 4:05 pm
Élisabeth ne se tient pas de joie. Odile est sa meilleure amie. Pas étonnant que ce soit elle qui déclenche la chaîne des commentaires. Enfin, le travail d’Élisabeth va être reconnu. « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. » Toute heureuse, Élisabeth clique sur ce message pour l’ouvrir et le lire :

From : Odile
Re : re : Le mariage de Danièle
June 29, 2012. 4:05 pm

Élisabeth,

J’ai lu ton texte racontant le mariage de Danièle et Dominique. Dominique n’a pas fait trente push-ups sur la piste avant sa première danse avec la mariée. Trente push-ups, Élisabeth ! Trente push-ups ! Je ne les ai pas comptés mais je te garantis qu’il n’en a pas fait trente.

Fini… Rien de plus. Élisabeth n’en revient pas… C’est tout ? Non, il doit y avoir une erreur. Ce ne peut être Odile qui lui envoie un message pareil. L’électronique a parfois de ces comportements. Elle ferme et rouvre le message. Il doit être tronqué et lui jouer des tours. Elle le relit une deuxième fois, il est pareil. Ferme et rouvre une troisième fois, on ne sait jamais. Mais il est toujours pareil. Plus de doute, c’est le message.

Élisabeth trouve une consolation à ce mot qui pourrait la décourager : son texte a été lu dans les plus petits détails. Dans ce reportage de six pages dactylographiées, elle a bien raconté ce fait qu’elle avait trouvé impressionnant et inhabituel : Dominique, le marié, étant un moniteur de sport en super forme physique, s’est lancé par terre devant sa dulcinée et a effectué une longue série de push-ups avant d’exécuter sa première danse. Trente, a dit Élisabeth… Il a donné l’impression que c’était un mouvement tout naturel, pas plus difficile que de mettre un pied devant l’autre pour marcher. Il avait réussi, par cet exercice, à épater le public et, on le lui souhaite, la mariée.
Odile a donc tout lu et à même retenu ce détail. Que c’est réconfortant !

Élisabeth se dit qu’elle aurait dû compter les push-ups pour en relater un nombre dans sa chronique. Elle avait vraiment pensé qu’il n’y en avait pas eu ni plus ni moins que trente… une erreur de bonne foi… Mais comme toute erreur, elle a des conséquences. C’est quand même incroyable que ce soit la seule chose qui ait retenu l’attention d’Odile, sa meilleure amie.

Et le déferlement de commentaires, dont Élisabeth rêvait depuis si longtemps, commence :

From : Nathalie
Re : Re : re : Le mariage de Danièle
June 29, 2012. 4:15 pm

Élisabeth, je suis la mère du marié. Je sais que les push-ups que mon fils a faits ne sont pas des push-ups ordinaires, mais des push-ups spéciaux qui ont un nom très recherché dont je pourrai m’enquérir et te faire savoir.

From : Hélène
Re : re : re : re : Le mariage de Danièle
June 29, 2012. 4:18 pm

Dommage que personne n’ait compté les push-ups et puisse dire de manière sûre combien de push-ups le marié a faits. Mais Élisabeth aurait dû s’abstenir d’en donner le nombre vu qu’elle n’en n’était pas certaine.

From : Viviane
Re : re : re : re : re : Le mariage de Danièle
June 29, 2012. 4:21 pm

Et si on demandait au marié combien de push-ups il a faits ?

From : Carmelle
Re : re : re : re : re : re : Le mariage de Danièle
June 29, 2012. 4:24 pm

Et dire que le choix d’un simple mot aurait rendu le texte d’Élisabeth correct : plusieurs à la place de trente aurait résolu le problème.

From : Ginette
Re : re : re : re : re : re : re : Le mariage de Danièle
June 29, 2012. 5:45 pm

Dominique a vraiment fait des push-ups. Peut-être pas trente, mais il en a faits. Il y a même des photos qui le prouvent.

From : Diana
Re : re : re : re : re : re : re : re : re : Le mariage de Danièle
June 29, 2012. 5:53 pm

Bref, Dominique a fait beaucoup de push-ups.

From : Rosemarie
Re : re : re : re : re : re : re : re : re : re : Le mariage de Danièle

Je crois que les push-ups que Dominique a faits s’appellent des clappions.

Les commentaires pleuvaient !!! Mais pas ceux qu’Élisabeth attendait. Ils ne parlaient que de push-ups : du nombre, du type… La longue chronique du mariage de Danièle était devenue un compte rendu sur les push-ups. Ce qu’Élisabeth voulait un aide-mémoire de bons souvenirs avait tourné en méthode de comptage et connaissance de push-ups.

À tous ces e-mails copiés à tous les récipiendaires de son courrier original, Élisabeth ne répondit pas. Elle avait raté son but. Si une réponse d’elle transformait l’œuvre qui se voulait rassembleuse en une polémique, ce serait la catastrophe.

Des mois ont passé. D’autres réunions familiales ont eu lieu. Élisabeth en écrivait toujours les comptes- rendus mais ne les partageait plus. Ses chroniques sont devenues un journal mais elles sont restées des aide-mémoire. À relire quand elle est au creux de la vague pour se rappeler combien c’est bon d’avoir une famille, des amis, des alliés et de se retrouver en famille, entre amis et alliés.

À la dernière réunion de famille, on s’est mis à parler des prouesses des mariés le jour de leur mariage :
– Moi, je n’ai pas bu une goutte d’alcool à mon mariage pour que je sois conscient de tout ce qui se passait.
– Moi, la veille de mon mariage, j’ai fait la fête jusqu’à l’aube, et ma femme l’a su. Nous étions donc fâchés, ma femme et moi, le jour de notre mariage.
– Moi, j’ai chanté pour ma femme avant ma première danse avec elle. Elle ne l’a jamais oublié.

Dominique était à cette réunion. Élisabeth aussi, et comme par hasard Danièle, Dominique, Yasmine, Viviane, Amélie, Nathalie, Odile, Hélène et Norah. Moi, a dit Dominique, ma femme a toujours admiré mon endurance à faire des push-ups. À la réception de notre mariage, devant ma femme et tous mes invités, dans mon beau costume de marié, j’ai fait trente push-ups pour elle avant notre première danse.

Élisabeth était là. Elle a pris note…