Vie courte, vie longue

Le temps ! Élisabeth en aurait-elle jamais assez ? On pouvait penser qu’elle avait une existence paisible dans son beau pays d’Haïti où elle avait un emploi, un toit et une famille.  Mais la réalité est que vivre dans un pays du tiers monde demande des journées plus longues.

Élisabeth s’appliquait à être ponctuelle, qualité qu’elle trouvait admirable, mais peu courante dans son pays, et les frustrations que cela lui causaient étaient inimaginables. Combien de fois n’avait-elle pas perdu du temps, dans sa journée qui n’en avait déjà pas assez, pour avoir fait l’effort de respecter l’heure d’un rendez-vous avec quelqu’un qui appliquait la norme de la demi-heure ou de l’heure de retard acceptable à Haïti chérie? Pour estimer le temps de son déplacement, elle prenait en considération les inévitables embouteillages, les éventuels contrôles de police, les attroupements intempestifs de piétons qui bloquaient les rues… Toute rencontre d’une heure prenait, en incluant le temps du déplacement, au moins trois heures de la journée, sans compter le temps improductif passé à attendre l’interlocuteur retardataire qui ne s’excusait jamais et ne pouvait plus avancer le prétexte d’une montre qui, subitement, ne marchait plus…  Dans le monde moderne, l’heure est une donnée disponible un peu partout : elle est affichée sur les téléphones cellulaires, nouvelles extensions de l’homme. Les stations de radio que l’on écoute en voiture la diffusent régulièrement, et les tableaux de bord des véhicules l’indiquent… On n’a plus à s’adresser gentiment à un passant pour lui demander “une petite heure en cadeau.” (1)

Tout compte fait, le trafic infernal des rues de Port-au-Prince et de Pétion-Ville était ce qui permettait à Élisabeth d’avoir un peu de complaisance envers les nombreux retardataires. Elle savait qu’aux heures de pointe, il fallait compter une demi-heure par kilomètre et avoir des nerfs solides : klaxons ; piétons ; chauffeurs de tap-taps (2) indisciplinés qui s’arrêtent et redémarrent  à tout bout de champ pour prendre un passager ou en déposer un autre ; motocyclistes de plus en plus nombreux doublant à droite comme à gauche sans crier gare, montant sur les trottoirs dans les rues  trop encombrées ; cela met vite un chauffeur sur les dents, enlève toute velléité de bonne humeur et donne du retard.

Comme dans les matchs de football où l’on joue en fin de partie les arrêts de jeu, au bureau, on prolongeait les journées du nombre de minutes passées dans les rues, nombre de minutes non négligeables ! De ce fait, Élisabeth rentrait souvent chez elle assez tard dans la soirée, épuisée. Mais elle s’estimait chanceuse d’avoir l’aide précieuse de Marie qui servait à la famille le repas chaud qu’elle avait préparé et qui faisait ensuite la vaisselle. Élisabeth s’installait alors à la table de la salle à manger pour travailler un peu à son petit commerce en chambre de cosmétiques. Elle ne pouvait s’empêcher de prêter attention au bruit de l’eau coulant du robinet de l’évier et de crier, de temps à autre : « Trop fort, l’eau pour la vaisselle, Marie ! Le camion d’eau coûte cher. »

Il était important de prêter attention à bien des détails pour palier la carence des services que l’État devrait normalement fournir, et cela prenait du temps. Il fallait penser à mettre de l’eau distillée dans les batteries d’inverter (3), vérifier le niveau d’essence de la génératrice, ne pas oublier de laisser à la maison le chèque pour payer le ramassage des ordures ou la livraison d’eau, s’assurer que la bonbonne de réserve de gaz propane était pleine pour ne pas avoir la désagréable surprise de ne pas être capable de préparer même un café au réveil, prendre les gallons vides d’eau potable pour les remplir. Il ne fallait surtout pas négliger de payer à temps l’abonnement d’électricité même si on n’avait pas reçu de bordereau pour le courant de ville qui n’était fourni que durant quelques heures par jour. L’Ed’H (4) était prompte à débrancher ses abonnés pour quelques jours de retard de paiement et lente à reconnecter après la mise à jour du compte.

Gérer, avec son mari, le petit commerce en chambre prenait du temps, mais les revenus mettaient du beurre dans les épinards. Ils aidaient à financer les vacances annuelles avec la famille. Élisabeth et son mari avaient décidé de toujours visiter des pays développés pour faire connaître à leurs enfants, et goûter eux aussi, des petits plaisirs aussi simples qu’une promenade à pied dans un parc ou une séance de cinéma, choses qu’ils ne pouvaient faire chez eux. Les resorts de la Caraïbe ne les intéressaient pas. Ils avaient vu assez de cocotiers, avaient eu assez de soleil, avaient trop souffert de la chaleur. Ils voulaient voir des conifères, ressentir un peu de fraîcheur et avoir à se couvrir. Élisabeth désirait un vrai changement d’horizon pendant ces deux semaines.

Elle et sa famille avaient visité New York, Montréal, Paris, Rome… Elle revenait toujours enchantée de ses voyages et, dès son retour, elle rêvait du prochain qu’elle commençait à planifier… Elle se disait souvent que la vie était trop courte et qu’elle ne lui permettrait pas de mettre à exécution tous ses projets et tous ses rêves.

Mais seuls les bénis et les privilégiés pensent que la vie est trop courte ! C’est Black Alex qui lui a fait comprendre cette réalité avec son hit chanté de sa voix puissante et perçante qui vous prenait aux tripes :

Lavi a long, li long, li long, li long

Pa gen tankou’l

Ou pralé wap kité’l la

Sa fè’m mal oh ! (5)

En 2002, Black Alex n’avait que vingt-six ans quand il a poussé ce cri de douleur. Il avait pourtant reçu du Bon Dieu un grand talent : cette voix qui lui a fait connaître le succès sans lui apporter le bonheur : « Lavi a long, li long, li long. » Il est mort en 2015 à trente-neuf ans, vie courte ! Il est parti jeune, réalisait Élisabeth qui avait dépassé cet âge.

Jamais elle ne se plaindra que la vie est trop courte. Elle dira plutôt qu’elle était heureuse d’être parmi les bénis qui trouvaient la vie courte parce qu’ils avaient des rêves, des projets, une vie décente et pas de temps à tuer et, souvent, pendant ses journées chargées, elle se surprenait à prononcer cette prière : « Mon Dieu, accorde à tous mes compatriotes le bonheur d’une longue vie qu’ils trouvent trop courte. »


1.- En Haïti, on utilise la formule créole Fè m kado on ti lè pour demander l’heure à un passant. Traduction française : « Offrez-moi une petite heure en cadeau. »

2.-Tap-taps : Véhicules de transport en commun très colorés. Ils n’ont pas de points d’arrêt, et leur nom vient du fait que le passager tape sur la carrosserie du véhicule pour indiquer au chauffeur qu’il est arrivé à destination.

3.-Inverter : Onduleur, convertisseur statique d’électricité. Le mot anglais inverter est couramment utilisé.

4.-Ed’H : Électricité d’Haïti.

5.-Traduction française : La vie est longue, longue, longue, longue. Il n’y a pas comme elle. Vous partirez et la laisserez. Et ça me fait mal, oh !

44 thoughts on “Vie courte, vie longue”

  1. Elizabeth et moi sommes des appreciatrices.Nous savons nous servir de ce que nous avons et a la fin nous faisons de notre mieux avec ce que l’on a, la ou l’on est.Bravo!

    1. “Il faut savoir fleurir là où on est planté” m’a dit un jour une amie. N’est-cé pas une merveilleuse façon d’aborder la vie?

  2. Belle peinture Agnès de nos dures et difficiles réalités. Encore qu’Elisabeth, malgré toutes les difficultés des rues de la capitale est du bon côté d’Haïti. L’eau coule dans son robinet, la génératrice marche, l’inverter crée l’illusion du courant 24/24, elle trouve les réponses à toutes les déficiences de l’État qui ne fournit pas les services essentiels.
    Et dire que ceux qui regardent Elisabeth s’impatienter dans les embouteillages ou esquiver les motos, véritables cauchemars des chauffeurs, tous ceux-la qui encombrent les trottoirs avec leurs étals de fortune et qui s’accrochent à la vie désespérément, la regardent surement avec des yeux d’envie. Ils la voient comme une privilégiée. Et c’est ça Haïti que nous devons voir de plus en plus du point de vue de l’autre, dans le regard de l’autre. Et tous ceux-là qui adfrontent les rues insalubres de la zone métropolitaine pour se colleter à la vie courte ou longue, cela dépend où l’on se situe, nous sommes tous Elisabeth!
    A la prochaine aventure d’Elisabeth!
    Hérold

    1. “Nous sommes tous Elisabeth!” Je ne peux que te remercier Herold d’un commentaire aussi positif! Des analyses comme la tienne me donnent l’envie de continuer à écrire! Merci d’être un lecteur!

  3. J’ai beaucoup apprécié ton texte Agnès. Merci pour ce retour sur la chanson de Black Alex d’une grande pholosophie enfin de compte. La vie est longue poursuivant son cours au delà du petit bout de temps que nous passons chacun sur terre.

  4. Beautiful Agnes! Life indeed does not seem very long especially when you have plans for the next 1,000 years and wander at times how you are going to crunch everything into the next whatever number of days, weeks or years you have left. Then again if you look back and count your blessings, and think of your accomplishments without judgement as a daughter or son, a parent, a spouse, a friend, a member of society. Wow! La vi a long! Li long! Li long! I chose to see it in a more positive way than I think Black Alex meant in this song. Merci encore, Agnes

  5. Oh combien je me rappelle tous ces details auxquels il fallait faire si attention…. Cela ne me manque guere, je peux l’avouer LOL.
    Si agreable de te lire! Merci encore et a tres bientot sur ton blog j’ espere!!!

  6. Beau texte Agnes.
    Les problèmes sont certainement très différents dans les pays civilisés mais les journées devraient souvent etre plus longue aussi, pour etre capable après le travail d’accomplir encore autre chose.
    Elizabeth a été trop longtemps silencieuse. J’espère que son inspiration est de retour pour de bon.

    1. Catherine, je jouis du plaisir d’écrire! Hélas, mes journées sont trop courtes pour mettre sur papier tout ce que je voudrais. Mais tu as raison! Je m’excuse de mon long silence et souhaite que cela ne se renouvelle pas !

  7. Agnes, ce qui m’a surtout frappe, c’est la perte de temps habituelle auxquelles nous faisons souvent face a cause des retards, embouteillages, etc… Pour ceux qui sont tres occupes Comme Elisabeth, ce n’est vraiment pas drole. Il y a de plus en plus de familles qui perdent beaucoup de temps sur la route de Laboule etc… Avant de finalement arriver chez eux!

    Un plaisir de te lire!

  8. I am truly speechless Agnes….
    Tu nous brosses un tableau si réaliste qu’ il hurle nos vérités Haitiennes et tu termines par des pensées philosophiques !

    Chapeau !

  9. Agnes,

    Cela faisait trop longtemps depuis je n’avais eu des nouvelles d Elizabeth. Cela m’a fait rire lorsqu’elle décrivait les rues de Port-au-Prince. Il fallait àjouter à part les motos et tap tap; les chiens et les porcs qui traversent les rues avec nonchallence . Toujours un plaisir de lire tes histoires.

  10. Trop sérieux à mon goût!!! Ton humour me manque dans ce texte si près de notre réalité ! Je comprend que notre chanteur ait trouvé la vie longue. Lourde de souffrances!!

    1. Oui hélas Black Alex a beaucoup souffert pour se plaindre aussi jeune d’une vie trop longue. Qu’il trouve joyeusement le repos éternel !

  11. Wow !!!
    I deeply thank you Agnes …

    I would confess that in the past I would be the first one to continue with the theme of all the negatives that we face in a country like our Haiti Cherie !!!

    But … Today I am choosing to side with Elizabeth in being grateful for what is positive versus complaining about the negatives …

    We don’t control certain circumstances ….
    But we can control the way we perceive things and move to a place of gratitude for what is …. For the blessings in our lives instead of focusing on the glass half full …

    May we all enjoy a long life …

  12. Elizabeth et son reality check. Sur un ton Leger de vraies issues nous sont presentées . Longue vie courte vie ? Un texte qui sucite un questionement de nos choix de vie !
    Bravo Agnes

  13. Routines journalières d’Elizabeth bien remplies..

    A d’autres,Agnes. Vrai plaisir à suivre les dialogues d’Elizabeth. Heureuse continuation.ggv

  14. La solution aux problèmes de Babette existe.
    Pour contourner son quotidien difficile, il lui faudrait:
    -Un helicoptère.
    -Beaucoup de resource financières.
    -Des amis avenant, preferablement riches.
    -Un minimum de deux solutions de rechange pour chaque problème, réel ou inventé.
    En d’autre mots, il lui faudrait être président.
    Ouf.

    1. Ronald, je crois qu’Elisabeth fait sienne les paroles de la chanson de Joe Dassin :
      “Assis depuis deux jours devant son téléphone rouge,
      Le pauvre Président avait les blues
      Quand il m’a dit “Remplacez moi, s’il vous plaît, la gloire, monsieur, il n’y a que ça de vrai”
      Moi, j’ai dit : “non, non, non, non, je veux dormir la nuit,
      J’ai pas d’autre ambition dans la vie!
      Très peu pour moi, je suis heureux comme ça,
      C’est vraiment très gentil, mais non, merci!”

  15. I must meet Elizabeth, this woman of strength, humor and conviction. Agnes presents her in a way that entices me to want more. As a reader and also a writer, I am not convinced a voyage with Elizabeth, anywhere at all would be grand.

    I look forward to the continued journey.

    1. I really appreciate your comment, Eveline. I wish my life is long enough so I can tell you more about Elisabeth. As a matter of fact, the pleasure of writing makes me feel that life is short. So many things I’d like to write about!

  16. Elisabeth a bien raison: “la réalité est que vivre dans un pays du tiers monde demande des journées plus longues…”

    1. Agnes,
      J’ai pris plaisir à te lire une nouvelle fois .
      Tu dépeint si bien la vie ici dans notre chère Haiti avec beaucoup dHumour .
      J’attends tes nouvelles avec impatience.
      Bravo

  17. Agnes, j’apprecie ton texte. Plus on grandit et plus la vie semble courte et nos bucket lists semblent s’allonger. Je recois ce jour des nouvelles d une tres chere amie dont le fils unique de 25 ans est entre vie et mort apres un accident de voiture a Cape Town en Afrique du Sud. Non, la vie n’est pas longue, meme quand elle dure 100 ans et c’est triste que nous puissions nous laisser aller a penser qu’ elle ne vaille pas la peine d’etre vecue et vecue longuement…. Et comme dirait, Victoria: “quelle est l’alternative?”

    1. Merci Pascale d’apprécier mon texte et fais tienne la prière d’Elisabeth : “Mon Dieu, accorde à tous (pas seulement mes compatriotes) le bonheur d’une longue vie qu’ils trouvent courte”.

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