Ma Peur de vieillir

Mon éducation religieuse chrétienne m’a libérée de la peur bleue de mourir qui m’obsédait, quand j’étais gosse.

Je paniquais à l’idée d’être un jour conservée dans une chambre froide, en attendant d’être placée dans un caveau pour servir de festin aux  vers de terre et autres bestioles dégoûtantes que je déteste jusqu’à l’heure d’aujourd’hui. Je n’hésite jamais à les écraser sans remords pour les faire passer de vie à trépas.

Pourtant, je ne crains plus leur moment de revanche, puisque je sais,  maintenant, que pendant qu’elles se régaleront de mon corps pourri, mon âme connaîtra la délivrance ; elle aura laissé la « vallée de larmes » pour rejoindre son Créateur dans la « cité des joies éternelles ». Je suis heureuse de dire, confiante, que je n’ai plus peur de la mort. Je la vois, au contraire, libératrice, quoiqu’encore mystérieuse.

Le problème à présent, c’est que j’ai peur de vieillir !

J’ai pourtant envie de vivre les moments magiques que le passage du temps procure : voir ma famille grandir, accueillir ses nouveaux membres, être témoin de leurs moments de bonheur, les supporter dans les inévitables moments difficiles. Mais, pour en profiter, il faudrait que je sois gâtée par la vie, qu’elle me laisse vieillir en possession de toutes mes facultés mentales et physiques.

Est-ce raisonnable de l’espérer ?

J’ai peur d’être privée de l’un de mes sens, voire de tous.

Perdre l’ouïe, par exemple, condamne à s’isoler socialement, à ce que plus personne n’ait envie de partager une nouvelle, une histoire avec soi. Les dialogues de sourds ne font rire que dans les blagues.

À quoi me servirait la sagesse acquise au cours des années, si ma surdité me coupait de la possibilité d’en faire profiter les autres ?

Je m’imagine, vieille, percevant très mal les sons, heureuse de la visite d’un de mes descendants. Par amour, il est venu me tenir au courant de l’actualité :

— Grand-mère, sais-tu que, maintenant, on peut se payer un voyage dans l’espace ? Je peux me rendre sur la lune !

— Oui, j’ai remarqué la pleine lune cette semaine.

Échange impossible qui tarit le désir de mon visiteur. L’entretien est raccourci.

Je m’enferme dans une solitude que je peux difficilement atténuer, dans la mesure où je suis prisonnière, emmurée dans un corps qui ne me permet plus d’écouter les autres, d’entendre de la musique ou les nouvelles à la radio….

L’internet est mon sauveur ! J’ai pu rester branchée… Je peux donc communiquer par email, grâce aux réseaux sociaux, prendre des nouvelles de ma famille que je ne vois pas assez… Mais, faut-il encore pour cela que ma vue soit bonne !

Je revois ce dialogue de sourds au cours duquel j’imagine répliquer de façon inappropriée… Si je perdais la vue, je ne pourrais même pas capter le mot « lune » pour donner une réponse qui pourrait faire rire ceux qui ne sont pas touchés par un tel handicap.

Prisonnière dans mon corps, cela vaudrait-il même la peine d’ouvrir les yeux, s’ils ne me permettaient plus de voir quoi que ce soit ? Il ferait toujours noir dans mon corps…. De fait, que me resterait-il à dire ?

Le lever du jour, le coucher du soleil, la fleur qui éclot, l’enfant qui grandit, le bonheur dans un regard, le réconfort d’un sourire ne pourraient plus s’offrir à mon regard… Ne sont-ce pas les sources d’inspiration d’une conversation agréable ?

Par contre, j’ai moins peur de voir diminuer ou disparaitre mon odorat, mon goût ou mon toucher… Je pourrais me contenter de la nostalgie de l’odeur d’un bon café fumant ou d’un repas en cours d’élaboration, du souvenir de la saveur d’une bonne viande grillée à point ou d’une délicieuse mangue baptiste, de la pensée de douces caresses…

Au fait, la pleine jouissance de quelques uns de mes sens me suffirait-elle pour rester en contact avec le monde extérieur ?

Je sais, je sens, que tout le monde a peur de vieillir. Les raisons diffèrent et les moyens de l’exprimer aussi.

J’ai vu des gens arborer une tête à la peau raidie, au sourire figé, exhibant l’inévitable asymétrie de tout visage qui s’est trop souvent fait tirer la peau, au regard surpris par l’agression subie. Leurs yeux semblent parfois s’étonner devant leurs avant-bras et leurs mains épargnés du scalpel, parce que la chirurgie moderne n’a pas encore trouvé comment les embellir…

Je salue ici le courage de ceux qui choisissent le traumatisme de la table d’opération pour essayer d’offrir aux autres, le plus longtemps possible, une beauté, une jeunesse qu’ils ne veulent pas perdre… C’est une forme d’altruisme, puisque c’est aux autres qu’ils montrent leur visage ou leur corps refaits ; ces autres qui, en retour, leur offrent des visages marqués par les lignes du temps….. Implacables miroirs qui n’ont rien effacé.

Pour en revenir à mon cas personnel, oui, j’ai peur de perdre mes facultés mentales.

Je ne veux pas devenir cette maman de qui les enfants n’attendent plus d’être reconnus,  ou qui cherchent à se convaincre que la lueur dans mes yeux leur était destinée, que c’est eux qui ont fait naitre ce sourire sur mes lèvres…

Mais, peut-être suis-je déjà vieille ? Dans certains de mes souvenirs, je revois ma mère, vieille en apparence, alors qu’elle n’avait même pas, à ce moment-là, l’âge que j’ai maintenant. Je me fais toujours la réflexion, en revoyant des amis perdus de vue pendant un certain temps, que certains ont bien vieilli. Parfois, mes petits-enfants me demandent innocemment si j’étais vivante du temps de l’indépendance d’Haïti, ou du couronnement de Soulouque…

À quel âge devient-on donc vieux ?

Pour l’heure, je jouis encore de mes cinq sens, je me déplace avec facilité, j’ai le cœur rempli d’amour et de l’intérêt pour plein de choses.

J’ai acquis de l’expérience dont je veux faire bénéficier ceux qui le veulent bien…

Je suis bénie si je suis dans cet état et déjà vieille. Mais je sais que je suis appelée à vieillir encore….

Le fait est qu’en prenant de l’âge, je qualifie de jeunes les gens de plus en plus longtemps…

Ceci sans doute, parce que, oui, j’ai peur de vieillir.

 

Le Nouvelliste – Culture – 15 juin 2015 – Article de Roland Léonard au sujet “Des Nouvelles d’Elisabeth”

Article de Roland Léonard au sujet “Des Nouvelles d’Elisabeth”, paru dans Le Nouvelliste du 15 juin 2015Des Nouvelles d’Elisabeth

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Sur Le Nouvelliste – l’actualité en vidéo – 2 juin 2015